J’ai fait profession en 1969. Dès le départ de ma vie religieuse je me trouvais face à un blocage et une difficulté par rapport au sacrement de la réconciliation. Je n’y trouvais pas mon compte, je ne savais pas que et comment faire. Je me confessais parce que je le voulais et en espérant que j’allais finir par cheminer. La difficulté reste, mes confessions sont à la limite un acte sans contenu qui fait partie du reste. Parfois je m’aidais avec un texte pour m’organiser un contenu.
10 ans après ma profession mon frère s’est suicidé durant mon premier congé. C’était le choc de ma vie. Tout en moi était en chute libre, la foi, la vie, mon engagement, Dieu, la liberté. Une culpabilité immense, vivre sous le même toit et ne pas saisir la détresse d’autrui. Cette réalité a pris le dessus dans mes démarches pénitentielles.
Le calme un peu de retour au fond de moi-même, les années ont passé et ma souffrance par rapport au sacrement de réconciliation est restée. J’ai lu des conseils, je priais, je participe aux célébrations pénitentielles et je soigne le rythme pénitentiel au début de chaque Eucharistie. Face aux conseils de nos fondateurs, qui donnaient une grande importance à ce sacrement, je me trouvais tout à fait à côté, en complexe.
Dans les années 80 je collaborais en pastorale, nous étions une équipe de trois. Nos préparations nous permettaient de partager largement à partir de la Parole et de ce que nous voulions transmettre. Ce vécu profond m’a permis d’exprimer mon problème au prêtre de l’équipe. Comme je ne comprenais pas moi-même pourquoi, lui non plus n’a rien compris et nous en sommes resté là. Une autre fois je m’étais bien préparée, je voulais surmonter la difficulté. Arrivée sur place, blocage total, panique, incompréhension réciproque. Je suis partie en pleurant. Il m’a suivi, croyant qu’il m’avait dit quelque chose de blessant. Depuis ce jour, c’était tout à fait à la fin des années 80, il y a donc plus de 30 ans, je n’ai plus jamais abordé le problème avec quiconque. J’ai continué à me confesser de temps en temps, les grandes fêtes, la retraite m’aidant à ne pas laisser tomber.
2010 j’arrive à un nouveau poste, emportant le problème et poursuivant comme auparavant, incapable de progresser, de cheminer, de comprendre. COVID nous a enfermé durant des mois et à plusieurs reprises. Durant 1an1/2 nous n’avons pas pu nous réunir en vie consacrée. Durant tout ce temps je ne me suis pas confessée. A la reprise je l’ai signalé. Depuis je ne me confesse plus, incapable, tout à fait incapable.
POURQUOI ? est la question qui se pose, à moi-même d’abord, tant de fois.
Aujourd’hui j’ai la réponse, progressivement depuis plus ou moins deux ans, (2021) temps relativement court et récent par rapport à plus de 50 ans d’errance.
Voici le second volet du récit : la réponse.
Mon noviciat s’est déroulé en France. Notre maison était entourée d’un beau et grand parc, des pelouses proches de la maison, une petite forêt, un grand pré, beaucoup d’arbres, des chemins bien aménagés. J’étais la plus jeune, arrivée peu avant mes 20 ans ; la seule étrangère, peinant encore sur le française et ignorant tout de la société française et de l’Eglise en France. Autant d’atouts qui me faisaient parfois hésiter sur le comportement ou la parole appropriés.
Il y avait un aumônier en permanence. Un « grand quelqu’un » dont la renommée l’a précédé, bien avant que je fasse sa connaissance ; maître de novices, accompagnant des jeunes filles, aidant des vocations ; une de notre groupe fut en partie accompagnée par lui.
Nous avions toute liberté de gérer notre accompagnement spirituel avec lui, soit dans la chapelle, soit dehors en marchant et nous en avons largement fait usage. J’en fis de même, échanger en se promenant dans le parc. Un jour il me dit « à la messe je vais te déposer sur ma patène et donc t’offrir à Dieu en même temps que le pain ». Surprise, ignorante en théologie et en liturgie, j’ai dû remercier. Peu de temps après, il m’a donné un papier avec des idées spirituelles du même style dont j’ai oublié tout le contenu, signé par son prénom. A l’époque personne ne se tutoyait et en plus il était pour moi une autorité. Étonnement total. La fois suivante, il me dit que puisque maintenant je t’offre sur la patène, toi dessus, moi la tenant, nous sommes comme frère et sœur, on peut s’embrasser un peu. A contre cœur un petit bisou. L’araignée avait tissé sa toile. A partir de là, toujours davantage, de petit bisou à grand, me serrer contre lui, m’entrainer dans le bosquet, loin de tout, me tirer dans la grange. Cela n’a pas été plus loin mais c’était déjà bien trop. J’étais dégoutée et confuse.
Mais, le numéro un de tout ceci était une peur immense d’être vue et d’être renvoyée. Les mentalités de l’époque différaient totalement par rapport à celles d’aujourd’hui à ce sujet. Tout, mais pas être renvoyée avec la honte. Torture de peur et efforts pour être normale comme tout le monde, pas facile et au fond de moi pas honnête. Deux fois j’ai été réprimée pour n’avoir pas dit, fait, quelque chose qui aurait été normale, bloquée par la peur.
Le tout a duré quelques mois. Grâce à la peur, je n’en pouvais plus de peur, j’ai pris tout mon courage et je lui ai écrit. En résumé de tout le texte : laisse-moi tranquille. J’ai posé le message dans ses affaires à la chapelle. Quelques jours plus tard, il m’a trouvée seule pour me dire qu’il a lu et ce fut terminé.
J’étais libre, libre de peur et du reste. Je respirais, enfin. C’était fini. Ma psychologie a enfoncé le tout au plus profond de moi-même, le dernier étage de ma personne et sans doute encore une plaque de béton par-dessus, pour toujours terminé.
Tranquille, terminé, à peine parfois un vague souvenir qui ne me concernait pas.
Le plus curieux, durant des années j’ai animé des rencontres, des sessions dans la vie consacrée dans divers pays, concernant la sexualité. J’ai médité les Écritures avec ce regard. Pas une fois mon aventure est revenue à la surface. J’ai aidé des jeunes en formation qui me racontaient ce que j’aurais pu raconter de moi-même. 30 ans après mon expérience, j’encourageais à parler.
Ces expériences fortes sur des années, ne m’ont pas renvoyée à la mienne. Absente, terminée.
La prise de conscience progressive à ce sujet se fait dans l’Église. Motivée pour les autres, je suivais tout. Je me suis trouvée dans l’équipe de rédaction du Directoire diocésain, exigé par Rome. Nous avons beaucoup travaillé, consulté ceux d’ordres religieux et d’autres diocèses et j’ai rédigé tout le texte au fur et à mesure. J’ai discuté, exigée sans succès, à nous chamailler presque, que nous élargissions au-delà des mineurs et vulnérables, ayant en mémoire tant de problèmes, ils ont toujours refusé.
Là encore, aucun réveil chez moi.
La France a publié les résultats de l’enquête en premier. J’ai tout suivi, la publication CIASE. La célébration pénitentielle à Lourdes et la photo de l’enfant qui pleure m’ont profondément impressionnée.
Quelque temps plus tard, sorti du néant, mon vécu était tout d’un coup devant moi. Nombre de…+1=moi-même. Progressivement il s’est installé et je balançais entre laisser tomber, que faire, cela vaut la peine, est important, j’exagère peut-être. Lentement j’ai compris qu’il me fallait parler.
Enfin, compréhension douloureuse de mon blocage par rapport au sacrement de la réconciliation. Comment pouvoir le vivre et en paix, alors qu’il a été détourné à une fin tordu ?
J’ai parlé le 1er mai 2023, au cours d’une retraite accompagnée. Je ne suis pas partie à la retraite pour cela, mais avec, ne sachant pas jusqu’au dernier moment si j’y arriverais. Pour m’engager, une fois sur place, j’ai pris un rendez-vous spécial avec mon accompagnateur, trois jours à l’avance.
L’entretien a eu lieu tout en fin d’après-midi, juste avant le repas du soir. Le fait de parler a provoqué un profond tsunami en moi, tout était en émoi. Le repas terminé, je suis partie marcher dehors, dans la rue calme d’un quartier résident et je suis entrée dans une chapelle mariale déserte.
Assise seule avec ma misère, une double prise de conscience très forte s’est imposée :
Je ne suis plus la même. j’étais – je suis ; avant et après. Une réalité jusqu’à présent méconnue vient de me compléter. Jusqu’à présent elle m’appartenait, maintenant que je l’ai livrée, elle ne m’appartient plus. Je l’ai symboliquement livrée à la place publique.
J’ai changé de côté. Je fais partie de cette multitude humaine pour lesquelles je me suis investie, j’ai prié et souffert, aidé quelques’un*es. Des personnes utilisées, survivantes, laissées pour compte, me voici une de vous. Prise de conscience terrible.
Du fond de ma misère, je crie vers toi Seigneur, Ps 130
Les 4 jours de retraite ont entièrement servi, personnellement et en accompagnement, à accueillir, comprendre, intégrer toute la boue arrivée en surface. Maintenant que la vanne était ouverte, les éléments se succédaient et se précisaient. J’ai eu beaucoup de chance d’avoir eu un accompagnateur proche, compréhensif, patient, capable de guider toujours à partir des Ecritures.
En premier lieu il m’a fallu me retrouver dans ce peuple d’humains de misère, sans parole. Lorsque je suis en condition, le cas d’une retraite, ma profondeur me livre des images, des sons, comme dans les rêves, qui disent la vérité. Je l’ai vécu à plusieurs reprises.
Le domaine de la pensée détournée s’est fait jour. On ne touche pas un corps sans toucher toute la personne. Les idées, contre lesquelles j’avais à me défendre à l’époque. Le problème de conscience.
Le besoin de m’adresser à l’auteur : pourquoi m’as-tu fait cela. Qu’est-ce qui n’allait pas chez toi, pour en arriver là ? Pourquoi avoir utilisé le langage de Jésus, pour t’en servir à m’en détourner ? Pourquoi m’avoir empêchée de suivre le vrai pasteur et ce en son nom. Pourquoi m’avoir bouché l’horizon pour tant de choses à l’époque et jusqu’à aujourd’hui ?
La sculpture de l’enfant qui pleure à Lourdes s’est révélée et j’ai découvert avec beaucoup d’émotion que le jour de leur célébration pénitentielle, évêques, témoins, CORREF, ont prié pour moi. Communion des saints. Car c’est en gros à partir de cette époque que quelque chose s’est mis en route en moi.
Je suis revenue en communauté, retournée, changée profondément. Aux yeux de ce monde, de ma communauté comme d’habitude.
Quelque temps après j’ai envoyé mon témoignage, anonyme, sur le site de la CORREF. Par solidarité avec mes compagnons de misère.
Aujourd’hui en 2025
J’ai travaillé sur ma nouvelle identité, ma « nouvelle appartenance » à cette humanité de blessés, de survivants, de laissés pour compte. Une nouvelle pièce à intégrer dans le patchwork de ma vie. Je suis profondément à l’aise dans ma vocation, j’ai de belles années, des expériences riches à mon compte. Pour moi comme un appel à faire la paix entre les deux appartenances.
Je lis les écritures avec ce regard. J’ai travaillé le livre « Plus forts car vulnérables » de Marie-Jo Thiel. Il m’a profondément touché et progressivement j’ai pu mettre des noms sur mon vécu passé et actuel.
J’ai découvert toute l’année liturgique qui a suivi comme une nouveauté, abordée avec cette nouvelle dimension, découvrant et guérissant de divers blocages. De même pour les constitutions de notre congrégation. Je ne suis plus la même.
Il m’a fallu des mois pour pouvoir supporter, sans fermer les yeux et en accueillant, l’offertoire, hostie et patène, par où tout a commencé.
Je vis en communion de souffrance profonde – pas accablée – avec ce peuple de survivants. Toutes les nouvelles qui arrivent encore me font très mal.
Un an et demi plus tard, j’ai de nouveau fait une retraite avec le même accompagnateur. Une bataille d’où je suis sortie comme spirituellement guérie, ayant pu faire la paix avec la situation, l’accueillir, me retrouver dans la paix devant Dieu, devant Jésus en croix.
En même temps j’aurais besoin de pouvoir parler avec quelqu’un. Le problème persiste et le restera. Des mots, des gestes, me provoquent.
Ne pas pouvoir vivre le sacrement de la réconciliation reste une souffrance et un souhait permanent. Que dire, que faire, à qui m’adresser sans me retrouver avec quelqu’un qui ne comprend pas (encore) ces problèmes. En réunion j’ai entendu dire notre évêque, un homme bon et fraternel « ces gens qui maintenant, après 50 ans, se mettent à révéler ce genre d’histoires veulent seulement faire du mal à l’Eglise ». Par un énorme effort j’ai poursuivi la réunion jusqu’au bout et correctement. Sortie de là j’ai éclaté. J’ai traversé l’artère principale de la ville, toujours très animée, en sanglotant. Impossible de me retenir. Collaborer avec des prêtres, des relations fraternelles, pas de problème. Faire confiance, impossible.
Un souhait, un désir d’aider des survivants est né en moi.